Academic Earth : le meilleur de l'enseignement américain en vidéo

Publié le par Moktarama


Page d'accueil du projet Academic Earth


        Après le programme Open Course Ware [1] , achevé depuis l'année dernière et qui donne accès en ligne et gratuitement à l'intégralité des différents cursus du MIT ; un autre projet lancé en septembre 2008 est en train de faire parler de lui - à raison - aux Etats-Unis. Academic Earth s'est donné un objectif ambitieux : rassembler en vidéos les cursus intégraux et les interventions d'experts des plus grandes universités américaines.

        Le créateur d'Academic Earth, Richard Ludlow, était il y a encore quelques années étudiant à l'université Yale. En tant qu'étudiant, il lui arrivait fréquemment d'utiliser le programme Open Course Ware du MIT, pour améliorer ses connaissances et compléter ses propres cours. En désignant ce programme comme étant l'inspirateur de son projet, il montre quelque chose de très intéressant : internet continue de modifier implacablement l'approche de la transmission des connaissances, y compris au niveau institutionnel [2] .

        Rendons-nous sur le site d'Academic Earth : la première chose qui frappe, c'est le sans-faute au niveau de l'ergonomie. Cet aspect, crucial pour internet - comme pour tout canal de diffusion - , est clairement revendiqué par Richard Ludlow [3] , et manquait cruellement au projet précurseur du MIT. Ainsi, il est possible de choisir les cours par matière, par professeur/conférencier ou par université. Une sélection éditoriale est également présente, sous la forme d'une page rassemblant une sélection de vidéos sur un nombre restreint de thématiques, mais aussi en mettant en valeur sur la page d'accueil quelques cursus et lectures.

        La conception du site semble de très bonne facture, ainsi les vidéos sont d'excellente qualité - et disponibles sous une licence autorisant leur exploitation non-commerciale - , le lecteur vidéo peut être embarqué vers un autre site, et on peut s'abonner par flux RSS aux sujets qui nous intéressent particulièrement pour être tenu au courant des nouvelles conférences ou cursus disponibles. De plus, quasiment toutes les vidéos contiennent une rapide description des cursus - entre dix et trente heures de cours - , des cours et des conférences, ce qui permet au passage une grande efficacité en cas de recherche de vidéos. Enfin, à titre anecdotique, il existe également un profil Facebook pour le projet. Par ailleurs, je n'ai renconté aucun problème durant les quelques heures passées à fouiner, si ce ne sont des pages inaccessibles par moments, le site semblant être quelque peu submergé par son succès.

        Un autre aspect très intéressant du projet est son fonctionnement économique, un subtil mélange de contenu gratuit et de contenu payant, le tout avec un but lucratif, à l'inverse d'un projet comme Wikipedia. Tous les cours et les conférences d'intervenants extérieurs enregistrés dans les universités sont et resteront totalement gratuits, tandis que des interventions provenant de cercles de réflexions ou de conférences - pour le moment absentes - seront visibles en vidéo à la demande ou contiendront de la publicité [4] . C'est une piste de plus vers le financement des médias, encore une fois initiée par un projet ayant partie liée à la connaissance plutôt qu'à l'information, et qui vise le financement d'une activité considérée comme philantropique et dirigée vers le plus grand nombre par un groupe restreint d'utilisateurs et assumé comme tel, qui sera prêt à payer pour de l'analyse à très haute valeur ajoutée.

        L'éditorialisation du site internet d'Academic Earth respecte cette véritable dualité dans les approches, qui semble être un véritable mot d'ordre et fait une très large place à des sujets qu'on pourrait considérer comme "grand public" , sans pour autant faire disparaître des thêmes plus "durs". C'est une excellente stratégie pour le moment, qui renforce l'image philantropique du projet en visant clairement une base la plus grande possible. Les différents thêmes mis en valeur par les éditeurs à ce jour concernent aussi bien un sujet d'actualité comme la crise financière et ses implications, un sujet plus dur comme les guerres à travers l'histoire, des sujets généraux et "attractifs" comme une thématique autour de l'amour ou sur les moyens de vivre une bonne vie, ou encore un sujet à vocation utilitaire qui rassemble les introductions aux cours de première année des différentes universités.

        Le site va même plus loin dans sa relation à l'utilisateur : il permet à ce dernier de noter chaque intervention. C'est peut-être le seul point sur lequel j'aurais une réserve à émettre, car je ne suis pas sûr de la pertinence d'une telle notation. Seul le temps permettra de savoir, avec un nombre grandissant de vidéos et d'utilisateurs, si ce systême de notation a une réelle efficacité ou corrélation avec les compétences.

        Qu'en est-il en pratique ? Une première constatation s'impose : le site est très loin d'être exhaustif et le nombre de vidéos disponibles est faible dans l'absolu. Une centaine de cursus - plusieurs dizaines d'heures de cours par cursus tout de même -  sont disponibles, et des centaines d'heures de conférences mais dans le seul domaine de l'entrepreunariat. C'est peu quand on considère que l'objectif d'exhaustivité concerne les universités "d'élite" que sont Berkeley, Harvard, le MIT, Princeton, Stanford et Yale.

        Seconde constatation : le contenu est fort déséquilibré que ce soit au niveau des matières ou à celui des universités. Ainsi, hors l'entrepreunariat qui est sujet à plus de sept cents conférences toutes ou presque originaires de Stanford, on trouve plus de soixante cursus dans les domaines purement scientifiques - physique, chimie, informatique, mathématiques etc - , pour moins de trente dans les domaines des sciences humaines comme l'économie, la psychologie, les sciences politiques ou l'histoire. De même, si quatre universités ont un volume significatif de cursus, seule Yale reflète un réel équilibre dans les cursus mis à disposition, d'autres comme Harvard et Princeton ne permettant l'accès qu'à un nombre très restreint de cursus et de domaines de connaissance.

        Pour nuancer ce réquisitoire, je tiens à rappeler que ces projets sont toujours de très longue haleine, à titre d'exemple le projet Open Course Ware du MIT a mis plus de cinq ans avant d'arriver à proposer un contenu exhaustif. Pour le moment, la forme et le fond sont déjà très intéressants, et seul le temps permettra à la base de données de se constituer. En effet, les vidéos sont bien cadrées, suivent le professeur et intègrent tout support visuel, tandis que le son est la plupart du temps d'excellente qualité - hors les questions des étudiants parfois inaudibles - grâce à un micro-cravate. Le dispositif impose donc d'enregistrer chaque cours, et ne peut se satisfaire du court-terme.



Origins of the financial mess, Alan Blinder, 11 novembre 2008

        L'exemple ci-dessus concerne l'aspect grand public du site, qui se veut transmetteur de connaissances sûres à une époque où la surinformation brouille les cartes. C'est une conférence donnée le 11 novembre 2008 à Princeton par Alan Blinder, économiste américain et membre du parti démocrate, qui se nomme "Origines du désordre financier" . Il décortique ici les différentes raisons qui ont amené les subprimes loans [prêts hypothécaires à risque] à devenir le détonateur de la gigantesque crise à laquelle nous devons faire face, et ce avec une certaine honnêteté intellectuelle, mentionnant à de nombreuses reprises l'état d'illusion complet ["they were delusional"] des élites, spécifiquement des élites financières. Il ne s'embarasse pas de faux-semblants et d'explications biaisées, reconnaît la gravité de la crise - et ce début novembre - , explique pourquoi le sauvetage de Bearn Stearns était plus important que celui de Lehman Brothers d'un point de vue politique, admet même le caractère totalement inédit et inconnu des futures répercussions de la crise et des "plans de sauvetage". Cette vidéo est très intéressante, et si elle montre le point de vue de quelqu'un du systême, le caractère universitaire de son intervention l'oblige à une certaine honnêteté intellectuelle, ce qui rend la vidéo passionnante pour tout le monde, du simple citoyen en quête de compréhension au politique en passant par les journalistes.



The Paris commune and its legacy (2/24) , John Merriman

        Le second exemple est celui d'un cursus complet - soit ici vingt-quatre cours - concernant un sujet plus spécifique et non relié à l'actualité. Le thême est l'histoire de France depuis 1871 expliquée par John M. Merriman, professeur à Yale et spécialiste américain d'histoire française. On est ici dans un sujet dont l'approche est bien plus difficile pour le public anglophone, ce qui montre que si le grand public est plus mis en valeur que dans une structure académique classique, les thêmes moins populaires sont tout de même bien représentés [5] . Par ailleurs, cette histoire contemporaine de la France vue par un historien américain ne peut être qu'intéressante pour un professeur ou un universitaire, y compris en France, un autre point de vue ne pouvant qu'enrichir notre perception des évènements passés.

       
On peut regretter le caractère strictement anglophone du projet, toutefois il faut bien constater que les États-Unis et en particulier le monde universitaire ont intégré de manière bien plus forte l'outil qu'est internet et sa dimension formidable au niveau de l'économie de la connaissance, la différence se faisant définitivement au niveau institutionnel. On se prend à rêver que les universités francophones mettent en place ce genre de projet, ou du moins l'accueillent à bras ouverts en cas d'initiatives qu'elle soient publiques ou privées.

[Academic Earth / via Slate.com]



Notes

[1] L'aboutissement du projet Open Course Ware, après plusieurs années de travail, fut salué ici même il y a quelques mois : Un nouveau pas vers la connaissance universelle

[2] Et cet aspect est totalement assumé par Richard Ludlow, qui dit vouloir améliorer l'écosystême de l'enseignement sur sa page de présentation : "Having used “OpenCourseWare” materials to supplement his own education, Richard knew not only how valuable this type of content is, but how much could be done to make it more accessible for people around the globe.  He founded Academic Earth with the idea that centralizing online education resources, applying the latest tools in web development, and building a platform for rich community contributions could lead to a perpetually improving educational ecosystem that provided anyone with an internet connection access to teachings directly from the mouths of the world’s greatest scholars."

[3] Ainsi, sur la page de description d'Academic Earth : "We are building a user-friendly educational ecosystem that will give internet users around the world the ability to easily find, interact with, and learn from full video courses and lectures from the world’s leading scholars."

[4] Ces objectifs économiques sont décrits par le magazine américain Businessweek à l'occasion de son trophée du meilleur entrepreneur de l'année 2008 : "University lectures will be offered for free, but Ludlow plans to monetize other content—for instance, lectures from think tanks—with advertising deals, subscriptions, and sales of such related services as tutoring."

[5] Robert Wilde, historien spécialiste de l'Europe, se réjouit des vidéos et cursus déjà mis à disposition, et encourage ses lecteurs à les consulter : "They [Academic Earth] currently have three history courses, all from the prestigious Yale University, and two relate to Europe: “France Since 1871” and “Introduction to Ancient Greek History”. I think this is an excellent resource and well worth your time to take a look. I’ve been told there are plans to add more history courses in the future."



Autres billets concernant l'économie de la connaissance




Mise à jour - 20 février

        Un projet lancé par Apple et nommé iTunesU permet aux universités du monde entier de diffuser leurs cours gratuitement, via le logiciel iTunes. En France, les universités Descartes-Paris VII ainsi que Sophia-Antipolis, mais aussi des écoles comme Sup-Info diffusent depuis un mois des cours dans différentes matières. Un certain nombre d'universités américaines, comme Harvard, diffusent également des conférences par elles-mêmes.

        Toutefois, ces sites ou projets étant très loin de viser à la fois le grand public et les universitaires, et leurs interfaces étant fort peu pratiques, ils ne me semblent absolument pas être comparables. En effet, il n'y a aucune standardisation dans les vidéos, la recherche est complexe, et l'éditorialisation est totalement absente des sites ou de iTunes. Pour ce qui est d'Apple, la démarche se faisant clairement en termes d'image, elle est donc fondamentalement déficitaire, et ne vise logiquement que le public restreint que sont les étudiants - les sites de chaque université semblant suivre également ce principe.


Publié dans Dans le monde

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