La blague tunisienne de la semaine, présentée par la France

Publié le par Moktarama



« Quand Ben Ali se fait réélire, il fait assurer sa communication internationale par la France : le pays autoproclamé des droits de l'homme qui vend la dictature, ça a beaucoup de cachet et une certaine ironie. »

 

 

        Autant le dire tout de suite : je connais fort peu la Tunisie. Toutefois, s'il est un domaine que je suis avec un certain intérêt, notamment à cause des liens diplomatiques très forts qui existent entre ce pays et la France, ce sont bien les faces politique et médiatique du pays. Et de ce côté là, autant le dire tout de suite, c'est un véritable festival... qui rejaillit avec violence en France lorsque notre gouvernement se fait l'obligé du président Ben Ali, le plus souvent en minimisant voire en rejetant les appellations de « dictature » ou à tout le moins de « pouvoir autoritaire » .

 

        À ce titre, on se souviendra longtemps de la visite officielle de notre président Sarkozy en Tunisie, visite qui le vit déclarer avec l'aplomb qu'on lui connaît : « Aujourd'hui, l'espace des libertés progresse en Tunisie » , entre moultes tentatives de vendre au gouvernement Tunisien les produits navals et aériens de nos industriels de la défense et de fort LadyDiesques visites d'orphelinats de l'alors nouvelle épouse du président. Le tout au moment précis où la nouvelle tombait que le Lycée Français de Tunis apprenait sa fermeture imminente suite à la décision de la femme du président tunisien de créer un lycée d'excellence – Leila Ben Ali prenant subséquemment la décision de fermer préemptivement un des pôles d'excellence du pays, histoire d'être certaine d'avoir suffisamment d'élèves de la bonne société tunisienne pour son projet. Lycée qui n'eut pas l'habituel honneur de se voir gratifier d'une visite de la Présidence Française de la République, afin de ne pas accabler l'hôte tunisien du moindre reproche.

 

        Le festival de « l'excellence du pouvoir tunisien vendu par la France » , chers lecteurs, est en train de battre un splendide rappel dans les médias français à l'occasion du dernier spectacle en date organisé par le président Ben Ali : sa réelection pour la cinquième fois consécutive, avec un score à faire pâlir d'envie un Ali Bongo élu avec seulement 42 % des voix au premier tour. Autant le dire tout de suite, notre pays ne lésine pas sur les moyens lorsqu'il faut passer de la pommade sur un dirigeant ami de la France, et Ben Ali est un très bon ami de la France.

 

        Ainsi, seuls les trois télespectateurs du journal d'Arte eurent droit à un compte-rendu fidèle aux standards européens : la Tunisie d'un Ben Ali autoritaire et résolument opposé à toute liberté d'expression – notamment en torturant et emprisonnant les journalistes déplaisants depuis des années - venait d'assister à l'énième mise en scène d'un pouvoir quasi-absolu mais qui prétend depuis 20 ans vouloir amener le pays à la démocratie.

 

        Pour TF1, France 2, France 3, Canal + ou M6, avaient lieu hier des élections présidentielles en Tunisie, le président Ben Ali « très probablement élu » avait trois adversaires dont les noms ne seront toutefois pas cités, et les résultats ne seront pas connus « avant le lendemain » , le tout sur fond de grands spectacles du président tunisien et d'images vides de sens – qu'on pourrait résumer par des scènes de la rue tunisienne. Suivait à chaque fois l'interview par le présentateur ou la présentatrice d'un expert en général rattaché à la diplomatie française, où l'on apprenait, au choix ; que « Les femmes sont libérées grâce au président Ben Ali » [1] suivi de tout un tas de chiffres destinés à le prouver ; que « Le président Ben Ali a porté bonheur à la Tunisie car celle-ci a toujours un taux de croissance élevé malgré la Crise » ; que « La société tunisienne était très ouverte sous Ben Ali, dirigeant pas si étouffant que ce qu'on croit en Europe » ; le magnifique et inégalé « Soyons honnêtes, c'est Ben Ali ou Al Qaida, il est donc évident que la Tunisie se porte mieux avec Ben Ali qu'avec les islamistes que le bon président tient en laisse, évitant un bain de sang à l'algérienne » [2] ; sans oublier une assertion finale qui reprenait en général mot pour mot le credo des dirigeants autoritaires au Maghreb : « La démocratie exemplaire apporte souvent l'islamisme et le désordre, voyez les élections palestiniennes si vous en doutez, par conséquent un Ben Ali est bénéfique aux Tunisiens » . [3]

 

        Voilà voilà... dans le précédent paragraphe se trouve quasiment tout ce qui pourrait être reproché aux journalistes français qui exercent à la télévision, dans l'ordre : art consommé de l'euphémisme réducteur, précautions langagières gommant toute éventuelle aspérité dans l'information donnée, traitement de l'image oscillant entre l'absence de sens et le subjectif total pourtant nié dans le commentaire audio, le tout complété pour plus de crédibilité par l'intervention d'un envoyé spécial ou d'un expert dont la parole sera considérée comme d'évangile et hors de tout soupçon. [4]

 

        Là rentrent très directement en jeu le gouvernement français et sa politique étrangère, le bataillon des experts provenant souvent, en matière de politique internationale, du ministère des affaires étrangères ou d'organismes qui lui sont proches – sans même mentionner les divers ministres faisant également de la retape, ceux-ci pouvant être contredits poliment par le journaliste, à l'inverse de l'expert. Ces experts font en général bien leur travail, ce qui revient pour la réélection d'un aussi bon ami de la France à éviter que d'embarrassants débats ne naissent dans notre pays, surtout lorsque le pays en question a une telle proximité avec nous que ces débats pourraient déborder de manière malséante jusqu'à ses citoyens – chose d'autant plus probable que la télévision française est regardée en Tunisie et qu'il existe pour d'évidentes raisons historiques de forts liens entre Tunisiens et Français ayant de la famille là-bas.

 

        Cette présence de la diplomatie française dans des médias trop respectueux rejaillit bien évidemment à l'international, et le pouvoir tunisien sait parfaitement ce qu'il gagne à être désigné comme démocratiquement acceptable voire comme ayant un rôle positif dans en Afrique du Nord. La France tire également un bénéfice honorable des dirigeants autoritaires qu'elle soutient officiellement, en termes économiques comme politiques. Ce n'est pas Total et Ali Bongo qui démentiront cet état de fait cynique mais existant.

 

        Pour autant, les Français, quoiqu'on en dise fort attachés à l'idéal fondateur de la République – malgré une pratique personnelle de la chose souvent bien différente - , ne peuvent qu'être gênés lorsqu'ils observent dans leur lucarne certains de leurs représentants les plus officiels faire de la retape franchement bas de gamme pour des dirigeants dont le caractère néfaste et anti-démocratique ne fait aucun doute. Ils ne peuvent qu'être gênés d'autant que notre pays n'est pas avare de ses remontrances envers des pays ayant des liens diplomatiques plus faibles avec la République – même si cette habitude se rétracte aussi vite que ces pays signent des contrats avec nos présidents successifs.

 

        Les Tunisiens ont bien compris qu'il n'y a pas grand-chose à attendre de la République Française, ils n'en sont pas moins en colère de voir notre pays apporter sa (forte) crédibilité diplomatique à ce qu'ils considèrent sans fard comme un dictateur maffieux [5] . D'autant plus que nos médias télévisuels relaient avec passion le choix diplomatique fait par la République, ce qui n'est jamais plus difficile à voir que lorsqu'on est directement concerné par le sujet traité, ici le caractère positif ou négatif – pour ce qui est de la démocratie, ce n'est même pas au centre du débat, comme les propos d'experts décrits au début du billet le montrent - de la cinquième victoire électorale de Ben Ali pour la Tunisie et les Tunisiens. L'opposition tunisienne ne devrait pas hésiter à assumer le caractère néfaste de la République Française et des grands médias de notre pays dans son combat politique. Qu'elle sache toutefois que si elle accède au pouvoir de manière indiscutable, la France changera de cheval et la soutiendra indéfectiblement - pour peu qu'elle affirme lutter contre le terrorisme islamique.

 

        Sur le plan de la communication intérieure de la présidence de la République, on a toujours du mal à comprendre comment Nicolas Sarkozy peut continuer à essayer de vendre aux Français une présence militaire en Afghanistan au prétexte de la démocratie, tant il est évident que non seulement la République Française a souvent érigé en principe la souveraineté nationale dans ses relations internationales [6] , mais qu'en plus la diplomatie et la politique étrangère furent de tous temps guidées par le principe de réalité – que celui-ci soit nié ou assumé par les pouvoirs en place. Quand la République Francaise soutient sans scrupule aucun les dictateurs des pays considérés comme amis, on voit mal comment elle s'imagine rendre crédible l'idée qu'elle combat pour la démocratie dans les pays où elle est militairement présente...

 

 

 

 


Notes

 


[1] C'est oublier complaisamment que c'était déjà largement le cas sous Habib Bourguiba, précédent président de la Tunisie et lui aussi dictateur au long cours.


[2] Ce qui est évidemment une infamie à tous les niveaux, la raison la plus cruciale étant que la popularité des groupes islamistes absents du pouvoir national dans le monde culturel musulman est inversement proportionnelle à la popularité des dirigeants en place.


[3] Je n'ai pas vu tous les JT des trois derniers jours, et je sais que certains se sont fendus des remarques faites à longueur d'années par Amnesty International, mais aussi que l'expulsion de la journaliste du quotidien Le Monde a fait quelques vagues. Dont acte.


[4] Et je n'aborde même pas ici les spécificités de certains médias, comme pour le groupe Bouygues qui sait tout le bénéfice qu'il pourra tirer en termes d'appels d'offres tunisiens d'un TF1 complaisant – et les pertes engendrées par la colère d'un Ben Ali à son égard.


[5] Contrairement aux discours entendus ce week-end, la croissance ne remplace pas avantageusement la liberté d'expression...


[6] Et ce pour des raisons historiques telles que la fondation de ladite République Française. Ce qui, bien évidemment, ne signifie pas qu'elle s'abstienne de soutenir l'homme supposé fort des pays autoritaires. Ali Bongo dut ainsi le soutien de la France non à ses liens personnels d'amitiés, mais au jugement que celui-ci l'emporterait de toute manière, CQFD : la France n'avait pas d'intérêt à ne pas se prononcer voire à dénoncer ses actions, et tout intérêt à se faire bien voir du futur dirigeant autoritaire du pays.

 


Publié dans Dans le monde

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