Henri Proglio, EDF & Veolia : le citoyen pris pour un imbécile
"Un rapprochement "au moins industriel" d'EDF avec Veolia fait sens."
- Henri Proglio, Europe 1, jeudi 26 novembre 2009
Amusons-nous un peu au jeu - toujours imparfait - des analogies : vous êtes très (mais alors vraiment) riche, et vous possédez une PME de 400 personnes. Cette entreprise a quelques gros concurrents au niveau national, mais vous n'en êtes pas moins leader historique et incontesté du marché français dans votre secteur. Vous débauchez alors le directeur général historique d'un de vos plus féroces concurrents, et y arrivez malgré une baisse de salaire par rapport à son poste précédent - il faut dire que votre entreprise est historiquement une des plus généreuses avec ses clients, à tel point que celle-ci était jusqu'à récemment considérée comme exemplaire.
Comme vous comprenez celui que vous débauchez, vous lui offrez de très généreuses compensations, dont celle de conserver un pied dans son ancienne entreprise et féroce concurrent. Il vous explique d'ailleurs que c'est de manière "transitoire" , et qu' "une fusion entre les entreprises n'est pas à l'ordre du jour" . Votre nouveau PDG réclame quand même un doublement immédiat de son salaire par voie de presse, avec le soutien d'une partie du conseil d'administration. Là, vous réfléchissez un peu, en vous disant qu'il ne faudrait peut-être pas exagérer. Vos finances ne sont en effet pas dans un état exceptionnel, après une décennie d'acquisitions à grands frais d'entreprises sur d'autres marchés nationaux, vous avez une solide dette et des frais à moyen et long terme largement sous-comptabilisés dans votre bilan. Le tarif de ces acquisitions s'est souvent révélé supérieur à leur valeur réelle, et il a fallu compenser ces dernières années en augmentant les tarifs sur votre marché national quitte à faire vaciller votre belle image d'entreprise responsable.
Vous possédez aussi une entreprise commune avec ce concurrent dont est issu votre nouveau PDG, entreprise qui fait ses 10 % de croissance par an depuis plusieurs années, et promet de forts beaux résultats à venir tant son secteur est porteur et ses méthodes aggressives à l'international. Et voilà pas que votre tout beau tout nouveau PDG annonce qu'il va effectuer un rapprochement "au moins industriel" avec votre féroce concurrent, le tout en lui revendant cette société à fort potentiel de croissance contre 15 % de ses actions, ce qui ressemble quand même fortement à la braderie d'un bijou en échange d'un rapprochement tout ce qu'il y a de plus financier : le rapprochement industriel n'était il pas effectif avec cette société internationale commune de réalisation d'infrastructures ? De plus, comment savoir si les actions obtenues en échange de votre joint-venture à forte croissance représentent une valeur intéressante pour vous, sinon parce que le PDG vous le dit ? Pour en rajouter une couche dans l'ignominie de votre nouveau directeur, vous n'avez aucune intention de racheter ce concurrent, car votre part majoritaire l'est de si peu qu'une fusion entraînerait quasi-automatiquement la défaite de votre majorité actionnariale.
Là, logiquement, vous convoquez le PDG, et vous lui passez le savon de sa vie, voire vous le virez comme un malpropre - vous regardez si c'est faisable, en tout cas - pour vous avoir fait un enfant dans le dos, contrairement à tout ce qu'il vous avait dit auparavant ET contrairement aux instructions que vous aviez donné de manière publique dans et hors de cette fameuse PME que vous possédez - encore - pour le plus grand bonheur de ses clients et employés.
Une stratégie incompréhensible, à moins d'avoir mauvais esprit
Revenons à la réalité : Henri Proglio possède toujours un poste à Veolia, concurrent direct d'EDF. Il a réclamé de manière indécente - compte tenu du caractère étatique de l'actionnaire majoritaire et de la conjoncture politique et économique - un doublement du salaire de son prédécesseur. Il a évoqué l'idée de prendre le contrôle d'Areva, société publique totalement hors du champ de ses attributions, puis s'est rétracté suite au lancement de ce ballon d'essai. Il prend ensuite la décision de céder les parts d'EDF dans la société à forte croissance Dalkia à Veolia en échange de 15 % des actions Veolia, portant la part publique à 25 % - avec les 10 % de la Caisse des dépôts - de cette entreprise, dont tous les membres du conseil d'administration - que Proglio préside - ne semblaient pas être au courant de la manoeuvre. Et alors que les pouvoirs publics - vous, dans mon analogie - démentaient et démentent avec la plus grande vigueur l'idée même d'un rapprochement avec Veolia : en effet, il est évident qu'en cas de fusion, l'Etat ayant tout juste 25 % de Veolia et tout juste 50 % d'EDF, il perdrait de facto sa position de décideur financier absolu au sein de la nouvelle structure.
C'est là que ça devient vraiment intéressant : mon exemple supposait que l'actionnaire - vous, toujours - ait été sincère dans ses multiples déclarations, auquel cas le PDG vous faisait de manière évidente un enfant dans le dos. Par contre, si votre stratégie [1] était de saborder votre pouvoir décisionnel absolu dans le cadre d'un enrichissement futur estimé plus important - et pour des raisons stratégiques qu'a évoqué à de nombreuses reprises le candidat puis président Sarkozy - en constituant une entreprise encore plus massive par fusion-acquisition de votre concurrent, votre nouveau PDG agit avec une maestria qui le rend effectivement précieux en tant que capitaine d'industrie, et justifierait un doublement de salaire compte tenu de l'intelligence stratégique qu'il déploie pour vous satisfaire - en sus de sa gestion courante de l'entreprise.
Une privatisation "rampante" ? Qu'en termes de communication, alors...
On pourrait me rétorquer que je fais des plans sur la comète, comme n'importe quel syndicaliste en colère. Toutefois, je désapprouve respectueusement : les faits que je cite à l'appui de cette petite démonstration ne s'expliquent rationnellement qu'à travers cet objectif ou un objectif proche, sauf si bien évidemment on considère Henri Proglio comme un imbécile - ce que sa vie professionnelle et les commentaires à son sujet infirment largement.
Ensuite, le président Sarkozy a lui-même déclaré à de très nombreuses reprises, de manière plus ou moins privée, qu'il estimait que l'avenir énergétique de la France comme de l'Europe passerait par la constitution de géants de l'énergie. La nationalisation de cette stratégie faisait également partie de sa volonté, notamment par la constatation que les géants européens réussissaient moins bien qu'on ne l'aurait cru - voir les nombreux conflits nationaux sous-jacents et causes de nombreux problèmes dans une entreprise comme EADS.
Enfin, un précédent fort fâcheux vient encore renforcer mes conclusions : la stratégie suivie dans la fusion entre GDF et Suez fut extrêmement proche bien que plus directe - on pourrait éventuellement voir dans la situation présente une augmentation de la sensibilité politique des citoyens suite à ce précédent, mais aussi des réticences du côté de Veolia - , aboutissant également à la chute des parts de l'Etat dans le capital de la nouvelle entreprise sous la barre fatidique des 50 % de participation.
Comme pour GDF-Suez, on peut imaginer que le gouvernement et le président de la République démentiront avec force toute conclusion en ce sens jusqu'à ce que ce rapprochement fatal au caractère public majoritaire d'EDF soit signé et dans les cartons. Il n'empêche que pour le moment, les actions du PDG d'EDF ne peuvent rationnellement se comprendre que de cette manière, à moins de considérer que le gouvernement agit sur ce sujet de manière opposée au comportement d'un actionnaire majoritaire - ce qui ne semble pas être le cas au vu des exigences de ce dernier avec d'autres entreprises publiques comme Areva ou la SNCF, fort similaires à celles d'actionnaires majoritaires non étatiques.
Qu'on fasse un débat sur la privatisation des entreprises publiques dans le but stratégique [2] de leur offrir une masse suffisante pour peser à l'international et une viabilité à long terme, plutôt que de se battre comme des chiffonniers pour savoir si oui ou non il est question de la privatisation d'EDF. Car les médias ne tireront jamais de telles conclusions au grand jour, ne considérant pas leur rôle ainsi ; les syndicats ne peuvent convaincre que les déjà-convaincus - à force de crier au loup... - ; et les godillots députés UMP feraient mieux de se demander, eux qui pour certains ont une vision quand à la démocratie, si ce n'est pas cette dernière qui finit par en pâtir quand les débats fondamentaux pour la France ne sont même pas discutés dans une Assemblée Nationale qui ressemble de plus en plus à une coquille vide. Pour en revenir au titre, on prend ici le citoyen - députés et élus compris - pour un imbécile incapable de formuler une réponse claire et majoritaire à des enjeux majeurs pour le pays : je n'ai donc pas le sentiment d'exagérer en parlant de la réduction du champ démocratique lorsque de telles décisions sont prises au plus haut niveau [3] - à moins, bien évidemment, de considérer qu'il en fut toujours ainsi dans notre pays et que "c'est très bien comme ça parce que les Français sont bêtes" .
Notes
[1] Une stratégie dissimulée bien évidemment : pour conserver l'analogie, disons que vous avez des enfants qui ont exprimé le souhait en conseil de famille de conserver ce caractère familial de l'entreprise, mais que vous estimez agir mieux en ne respectant pas leurs souhaits et en ne provoquant pas un débat familial que vous estimez - à tort ou à raison - perdu d'avance.
[2] But stratégique par ailleurs pas forcément stupide par ailleurs du point de vue de l'actionnaire, nettement plus du point de vue strictement politique - considérant l'attachement des Français au service public de l'électricité.
[3] C'est-à-dire : avec le président de la République, élu, et ses conseillers divers et variés, qui ne sont ni élus ni même soumis à l'approbation tacite de la majorité parlementaire, alors que ceux-ci ont acquis depuis 2007 un pouvoir bien supérieur à leurs prédécesseurs.
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