Débat de blogueurs : buzz, morale et sémantique
Le buzz – le mot du moins – est indiscutablement né sur internet il y a quelques années, avec la croissance des médias individuels et du trop fameux webdeuxpointzéro. Comme tout nouveau mot, son sens est flou, son utilisation est omniprésente, et cette dernière se fait à propos d'évènements ou d'informations très différentes les unes des autres. Le moment est venu d'examiner ce mot et les significations qu'il recouvre d'un peu plus près : nous verrons que le « buzz » est aujourd'hui source de divergences tant dans la blogosphère qu'en dehors, divergences qui existaient pourtant dès son apparition.
Un mot dichotomique dès sa naissance
Le buzz, au départ, semble être essentiellement un terme désignant une opération publicitaire plus ou moins cryptique et dissimulée, ce qui est en corrélation avec l'émergence de la blogosphère par l'intermédiaire des blogs consacrés aux nouvelles technologies et à la communication à visée commerciale. Le plus souvent, le point de départ de ce fameux buzz était une vidéo diffusée par l'intermédiaire des sites de partage comme Youtube ou Dailymotion, ces derniers permettant une reprise au sein des supports de publication sur internet via l'embarquement de ces vidéos directement sur d'autres pages web.
Ces vidéos créant le « buzz » possédaient deux caractéristiques bien précises, profondément liées à l'évolution du sens de ce mot : soit elles ne présentaient pas le produit ou la marque que l'on voulait faire « buzzer » , ceux-ci n'étant dévoilés qu'une fois que la mayonnaise avait pris via de très nombreux visionnages et republications ; soit elles présentaient la marque ou le produit, mais de manière volontairement choquante et non assumée officiellement, l'entreprise à son origine parlant dans ce cas de vidéo non destinée à se retrouver sur la Toile ou de campagne publicitaire rejetée – provoquant alors de nombreuses reprises, mais pour des motifs ici sensiblement différents.
Cas n°1 : le produit est dissimulé pendant plusieurs jours, puis révélé après une forte diffusion virale, ici pour des écouteurs de la marque Cardo Systems.
Cas n°2 : la marque est directement citée, le buzz caractérisant l'apparition brutale et massive de commentaires des internautes choqués, ici pour la prévention contre le SIDA.
En quelques années, le terme de « buzz » sortit franchement de la sphère uniquement publicitaire dans laquelle il était cantonné pour déborder sur tous les domaines fortement liés à la communication, je pense notamment aux sphères politique et médiatique. Ce mot fut ici aussi associé d'abord à des vidéos se répandant par viralité sur les sites internet dans un contexte d'apparition au format « brut » - la vidéo ou le son constituant la seule source d'information - , à l'instar de la désormais célèbre vidéo du Parisien consacrant la vulgarité présidentielle au salon de l'agriculture ; puis quelques mois plus tard aux brèves éruptions éditoriales et reprises généralisées de sujets plus ou moins polémiques, comme cette chanteuse anglaise ou plus récemment les affaires Polanski et Mitterrand. On peut difficilement éviter de constater qu'on retrouve ici la même dichotomie sémantique que celle qui touchait déjà ce mot lorsqu'il était utilisé dans la sphère de la communication commerciale.
Le buzz, élément brut sans traitement journalistique et à la diffusion virale...
Le premier sens du mot « buzz » peut se voir attacher très directement un jugement moral, ce sens serait « Diffusion d'images ou de son effectuée par un quidam, journaliste ou non, détachée de toute contextualisation ou analyse supplémentaire, provoquant une rediffusion rapide et très étendue au sein de la population d'internautes. » Cette définition recoupe dans un cadre marketing les vidéos commerciales sans apparition de l'entreprise, et peut à mon sens s'appliquer aux vidéos politiques à succès des deux dernières années, parmi lesquelles on pourra compter la vidéo du Parisien donc, mais aussi la vidéo de Rue89 montrant Sarkozy avant une interview sur France 3, ou la vidéo de Brice Hortefeux sortie par Le Monde en septembre dernier.
On pourra aller lire l'article afférent sur Rue89, qui se contente de décrire la vidéo sans plus de contextualisation, et son pendant qualifiable de journalistique fait par Libération dans les jours suivants.
Dans ces trois exemples, volontairement cités parce qu'ayant des journalistes à leur origine, on retrouve cette décontextualisation de l'information, décontextualisation extrêmement dommageable en termes journalistiques : on connaît le lieu certes, mais rien de plus, le média laissant très volontairement le spectateur se faire son idée, parfois parce qu'une contextualisation retirerait l'aspect croustillant à la vidéo – cet article de mon cru démontait le buzz lié à la vidéo de Rue89 - , parfois par simple manque de temps – il aura fallu les amateurs pour réécouter et re-sous-titrer la vidéo du Monde, et l'UMP pour obtenir le témoignage du militant UMP visé - , parfois par impossibilité pure et simple – le quidam insulté par notre président fera profil bas et les images provenaient d'une équipe de pigistes vidéo.
Ici, le buzz possède des caractéristiques objectives bien précises, qui peuvent être formellement critiquées sous tel ou tel angle – en l'occurence, sur ce blog, sous l'angle de l'absence d'un travail qualifiable de journalisme. Ce sont ces caractéristiques qui rendent inutilisables dans cette définition le terme d'information – terme auquel j'attache, c'est mon travers, la notion de journalistiquement valable, c'est-à-dire contextualisée et décryptée.
... ou rebranding d'un phénomène vieux comme l'homme ? Les deux, mon colonel !
Le second sens du mot « buzz » est, lui, infiniment plus flou quoique lui aussi caractérisable, ce serait « Éruption brutale et emplissant une grande partie du spectre médiatique, le plus souvent rendue visible par l'intermédiaire d'internet et des médias sociaux, de réactions à une information de provenance médiatique. » Cette seconde définition recoupe dans le cadre marketing les vidéos virales où la marque apparaît directement sans toutefois assumer leur diffusion officiellement, provoquant cette fameuse éruption de commentaires – choqués le plus souvent – des internautes, puis des médias non web par la suite. Elle recoupe également, dans le domaine qui nous intéresse, les polémiques ayant une information journalistique à leur origine et se répandant comme des traînées de poudre sur puis en-dehors du web, à l'instar des trois dernières polémiques massives dans notre pays que furent les « affaires » Polanski, Mitterrand et Jean Sarkozy.
Extrait de l'interview donnée par Frédéric Mitterrand à Europe 1, interview difficilement considérable comme "volée" ou "dissimulée" , et dont la diffusion était tout à fait prévisible.
Dans ces trois exemple, cités parce qu'étant à l'origine du débat qui agita deux blogueurs reconnus, on retrouve l'origine journalistique et la caractéristique forte d'information au traitement journalistique à la naissance de ces éruptions. L'article du quotidien Le Monde - reprenant une dépêche AFP - , fort bien contextualisé, en ce qui concerne Roman Polanski et son arrestation en Suisse, complété par la suite par de nombreux autres articles et interventions du Tout-Paris dans ce journal. Une interview fort officielle de Frédéric Mitterrand diffusée par Europe 1, complétée par un livre dudit Frédéric Mitterrand paru en 2005, livre où ce dernier confesse avec une honte non dissimulée avoir lui-même pratiqué par le passé le tourisme sexuel en Thailande – Marine Le Pen n'ayant fait que reprendre avec brio et quelques modifications de circonstances des informations circulant sur internet, depuis des semaines en ce qui concerne le livre. Une déclaration tout à fait officielle à des journalistes de différents journaux français de personnes amies en ce qui concerne la candidature de Jean Sarkozy à la présidence de l'EPAD.
Là, le « buzz » possède un sens qui se rapproche jusqu'à s'y confondre avec ce qu'on avait l'habitude de nommer – avant qu'on puisse s'en prendre à l'internaute, en fait - par « opinion publique quand à la polémique du moment » , que celle-ci soit plutôt médiatique – les « élites » ayant aussi une opinion - ou plutôt populaire, cette dernière distinction devenant inepte à l'heure ou le peuple possède des milliers de médias individuels. Dès lors, il devient nettement plus difficile d'attacher un jugement à ce sens du « buzz » , à moins de développer une réflexion plus philosophique qui s'attachera au discours et à la psychologie des foules, réflexion qui existe depuis fort longtemps en philosophie comme dans d'autres domaines académiques.
Quand les nouvelles autorités du net français s'écharpent
Ces deux sens bien séparés et tout à fait distinguables du mot « buzz » se sont entrechoqués très récemment, à l'occasion d'un débat par blogs interposés entre Narvic, blogueur spécialisé dans les sphères médiatique et journalistique, et André Gunthert, blogueur spécialisé dans la sphère de l'image et de leurs répercussions ; les deux étant maintenant des autorités constituées de ce fort petit monde qu'est l'internet des médias.
Narvic, chroniqueur occasionnel du pendant français de Slate.com, y publiait il y a quelques jours un article intitulé « Sous le règne du buzz, malaise dans la politique et l'information » , dans lequel il décortiquait la succession des trois polémiques successives citées ci-dessus. Il insérait ensuite cette analyse de leur propagation rapide sur internet dans un propos plus général reprenant largement une partie des arguments développés par Alain Finkielkraut, qui aboutissait à qualifier ces éruptions successives de populistes et dangereuses pour la démocratie, dans le contexte actuel d'une décrédibilisation patente des élites aux yeux des Français.
Alain Finkielkraut qui s'exprime sur le sujet qui nous intéresse, et dont certains des arguments furent repris par Narvic.
André Gunthert lui répondait quelque temps plus tard sur son propre support de publication, dans un article assez virulent et intitulé de manière certes taquine : « Narvic buzze-t-il ? » . Il y avance l'idée que le mot « buzz » devient « un outil de disqualification a priori dans le débat citoyen » , puis interpelle vigoureusement Narvic sur l'utilisation qu'il en fait dans son article, aboutissant à lui attacher une connotation systématiquement négative , et enfin rejette l'idée que les discussions à propos de Jean Sarkozy étaient une polémique – l'ensemble des Français n'étant troublés que par le garde-à-vous des ministres.
Une brève discussion s'engagea entre ces deux blogueurs sous ce billet, qui permit notamment de préciser ce dont il était question. André Gunthert reprochait à Narvic l'amalgame qui était fait en regroupant sous le mot « buzz » l'intégralité des interventions à propos de telle ou telle information, et ce quelle que soit la pertinence de ces dernières – en prenant notamment pour exemple son billet consacré à l'affaire Polanski - , aboutissant à la disqualification de ce que je nommerais « opinion publique » et que le blogueur décrit comme « l'ensemble des expressions qui font vivre l'un des droits qui est au fondement de la démocratie » .
Narvic lui répondait alors vertement qu'il ne comprenait pas « où tu veux en venir avec cet étrange argument sur l'absence de définition d'un seuil scientifique pour être autorisé à parler d'un buzz » . Il lui répondait qu'effectivement, il considérait son billet sur Polanski comme faisant partie du « buzz » qu'il décrivait dans son article, billet qui lui avait d'ailleurs laissé « un goût amer » - il est vrai qu'André Gunthert, dans ce billet, donnait un avis personnel en forme de condamnation, après une analyse de l'image nettement plus détachée. Je cite ici la conclusion d'André Gunthert à cette discussion, conclusion qui renferme indéniablement à mon sens une part de vérité :
« Ranger cette contribution dans la catégorie du buzz est problématique. Car ou bien le buzz est cet effet de foule irrationnel et moutonnier (qui "répond à une question qui n'est pas posée"), et qualifier ainsi mon billet est une appréciation personnelle, malveillante et injustifiée. Ou bien le buzz comprend l'ensemble des prises de position individuelles, des opinions argumentées et construites, et alors il ne désigne pas ce que tu dis, mais recouvre simplement la liberté d'expression et d'opinion, fondement de la démocratie. Ou bien le buzz dépeint de façon malveillante et disqualifiante la liberté d'expression, ou bien c'est une chimère, je ne sors pas de là. »
Certes, Narvic amalgame dans son billet et sans aucun recul les deux sens du mot « buzz » - dont nous venons de voir qu'ils sont parfaitement définissables - , mélangeant une éruption de commentaires – plus ou moins honnêtes et virulents - liés à une information journalistiquement solide, qualifiable sans peine d' « opinion publique » dans un monde pré-internet ; à des propagations virales d'éléments bruts en général commentés très brièvement - quand ils le sont - , pour le coup très caractéristiques du nouveau canal de communication qu'est la Toile. Il utilise ainsi, de manière que je pense gravement erronée, l'image journalistiquement indéniablement négative de ce dernier sens pour appuyer une réflexion visant à qualifier négativement l' « opinion publique » , réflexion infiniment plus complexe, pour laquelle est effectivement qualifiée un Finkielkraut qui a un avis assez clair sur la question, mais qu'on ne peut régler en trois courbes de GoogleTrends et en deux pages - aussi bien écrites soient-elles.
André Gunthert se trompe partiellement lui aussi quand il désigne le « buzz » comme, au choix, une chimère – soit un mot vide de sens – ou comme une qualification malveillante appliquée à la partie visible de l'iceberg de l'expression populaire qu'est l' « opinion publique » relative à la polémique du moment [1] . Ce qui est appelé chimère n'en est une qu'à partir du moment où les différents sens du mot se trouvent mélangés, de la même manière qu'un mot comme publicité voit son sens premier de « transmission publique élargie » parasité puis effacé par le second sens de « communication – dans un sens synonyme de propagande - à visée commerciale » . Mais le blogueur désigne avec une certaine justesse le fait d'attacher une qualification morale négative à l' « opinion publique » , qui est ce qu'argumente véritablement Narvic dans son billet.
Il est vrai, Narvic, qu'on peut considérer que le web accélère et uniformise cette « opinion publique » que Finkielkraut a toujours vue comme néfaste, lui-même prenant un malin plaisir à aller à rebours de celle-ci – et ne se rendant pas toujours compte qu'il s'insérait souvent du même coup dans une « opinion publique » plus restreinte, celle du petit monde de St Germain-des-Prés dont on retrouve l'essence chaque semaine dans les pages « Opinions » du quotidien Le Monde. Mais cet avis n'est malheureusement pour Finkielkraut et heureusement pour le débat philosophique toujours pas établi comme évident, l' « opinion publique » étant aussi fluctuante et insaisissable en termes moraux que le second sens du « buzz » dans cet article. Se servir du premier sens pour appuyer ce qui est une opinion certes argumentée, et pas moins respectable qu'une autre, mais une opinion tout de même et non une conclusion scientifique, n'était peut-être pas le meilleur moyen de convaincre les lecteurs.
Une question très philosophique, finalement
Pour élargir vers la question sous-jacente aux deux billets sur lesquels je m'appuie ici : l'opinion publique est elle systématiquement néfaste pour l'exercice démocratique ? Les réactions de cette opinion publique que Narvic qualifierait aujourd'hui de « buzz » - à raison tant qu'il n'y amalgame pas l'autre sens originel de ce mot - , sont-elles réellement regroupables sous une qualification morale négative ? Les réactions sont-elles justifiées et ont-elles un effet forcément négatif à propos de sujets aussi divers que le « petit Gregory » assassiné, les appartements de complaisance de Juppé et Gaymard, l'élection de Barack Obama à la présidence des Etats-Unis, la guerre que mena dernièrement Israël dans la bande de Gaza, les atrocités commises par le « gang des barbares » ou la déclaration inconsciente d'un ministre de la culture en exercice à propos d'une action de la justice américaine quand jamais un gouvernement ne fut aussi sévère envers les délits et crimes de nature sexuelle ?
Je suis, du haut de mon jeune âge, certainement partagé sur cette question précise [2] . Et si j'admets – la ressentant moi-même, et m'étant accroché avec lui sur ce sujet - l'impression qu'André Gunthert tombe parfois dans l'excès inverse qui consiste à y voir uniquement l'expression positive d'une saine démocratie qui conserve sa « force d'indignation » - force parfois redoutable pour la démocratie, effectivement, notamment quand des hommes politiques aux idées malsaines s'en emparent - [3] ; il n'en reste pas moins qu'il a pointé avec force – et toute sa verve parfois grandiloquente, ce que je suis le dernier à pouvoir critiquer – ce qui faisait la faiblesse d'un article qui se voulait définitif.
Le diable, comme souvent lors des discussions visant à réduire l'incertitude sans espoir d'y parvenir – affre touchant toutes les « sciences » sociales - , se niche dans le sens qu'on donne aux mots. Le « buzz » représente ici quasiment un cas d'école, et j'espère avoir réussi à détricoter ce mot qui fait une entrée fracassante dans le vocabulaire français depuis quelques années. A redonner du sens, en fait, ce qui n'est certes pas un humble objectif, même si celui-ci se sera restreint à un domaine extrêmement réduit. Pour ce qui est du « buzz » au sens où Narvic l'entend – le second dans ce billet – et de son jugement négatif sur celui-ci, m'est avis que le débat restera flamboyant pendant longtemps encore... et André Gunthert n'est alors pas moins qualifié pour exprimer une opinion opposée.
Notes
[1] Et je parle bien de polémique à l'inverse d'André Gunthert, celle-ci me semblant caractérisée à partir du moment où des avis contraires sont exprimés publiquement, que ces derniers soient téléguidés, provoqués par l'émotion, provoqués par la réflexion, etc...
[2] Je dirais même : si je suis partagé, c'est parce que j'estime avoir, disons, une certaine connaissance en termes de psychologie des foules – que ce soit à tort ou à raison - , et que l' « opinion publique » dépend elle-même de tellement de facteurs aussi bien historiques, culturels, qu'émotionnels, informationnels, communicationnels, relatifs à l'éducation et à tant d'autres choses qu'il me semble impossible de lui attribuer un caractère systématiquement négatif ou positif. J'ai tendance à considérer qu' « elle est » sans considérations de morale plus avant, à la manière dont Authueil refuse le principe du tiers exclu dans sa vision des questions politiques. J'endosse par contre l'idée que la pureté intellectuelle n'existe pas, ni chez les foules, ni chez Finkielkraut, ni chez moi.
[3] André Gunthert précise sa position en commentaires de ce billet, position visiblement différente de celle que je lui attribue : « Tu critiques toi-même le principe du tiers exclu. Cela vaut aussi pour mon billet. Contredire la position de Narvic ne signifie pas automatiquement que je juge "saine" toute manifestation de l'opinion publique. Je ne l'ai pas écrit et c'est en fait un autre débat. »